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Une histoire critique de la laïcité en France

Comment la laïcité a-t-elle émergé jusqu'à devenir un principe phare de la République française? Comprendre son histoire constitue un enjeu capital pour comprendre les débats politiques et sociaux actuels.

Le premier épisode de cette saison des Odyssées Culturelles s’est ouvert avec l’intervention de Barbara Moullan sur le sujet suivant : une histoire critique de la laïcité. Diplômée de théologie comparée et d’islamologie, Barbara Moullan est fortement impliquée dans le tissu associatif musulman en France et dans la lutte juridique contre l’islamophobie. Cette intervention avait pour objectif de développer une compréhension historique de la laïcité : de comprendre ses fondements juridiques mais aussi ses usages politiques dévoyés à travers l’Histoire et son traitement médiatique. Une perspective critique s’imposait afin de mieux comprendre notre contexte actuel, troublant à de nombreux égards. Si la République est censée “ne reconnaître aucun culte” comme le voudrait le principe fondateur de la laïcité, comment expliquer que celle-ci et avec une répétition inquiétante depuis de nombreuses années, s’ingère et s’incruste pour décider, pointer, réguler une pratique religieuse, notamment islamique en venant à décider quel Islam est acceptable, éclairé, républicain ?  

Quelle définition de la laïcité ?

Comme l’a mis en lumière l’intervention de B. Moullan, il existe un véritable décalage définitionnel entre la laïcité issue de la loi de 1905 qui proclame la neutralité de l’Etat français et protège la liberté de culte, et l’usage médiatique qui est fait de ce concept : Être, se dire, se proclamer laïque, au lieu du principe juridique de neutralité institutionnelle que le terme est censé signifier, devient ici une posture civilisatrice exprimée avec une hauteur orgueilleuse en face du dit-barbare “incivil et religieux”. Ce monopole sur la définition de la laïcité annihile et stérilise alors toute tentative de questionnement, de critique, de débat et finit par antagoniser profondément la pratique religieuse en France. 

Pour pouvoir prendre conscience de cet écart existant entre le droit et sa pratique, il faut comprendre que la situation actuelle trouve ses racines dans une histoire française fortement anticléricale. Le rapport au religieux en France a en effet souvent été houleux et parfois belliqueux. Et la loi de 1905, nourrie par ce contexte particulier, avait pour objectif de réguler ce rapport belliqueux au religieux; elle constituait une forme de compromis, de ligne médiane censée pacifier et rappeler à l’ordre une vie politique pleine de divisions et de vicissitudes. 

Une histoire complexe

L’histoire de la laïcité ne débute pas avec la loi de 1905 ; elle commence bien avant et dans un contexte particulier; celui de liens frileux avec la principale puissance religieuse en France qu’était le catholicisme inquisitorial. Si les idéaux de la révolution de 1789 débouchent sur une rupture violente avec le catholicisme et ses carcans moraux notamment, ces derniers sont loin d’avoir permis une liberté de culte plus grande. La sortie de ce « temps révolutionnaire » a au contraire conduit à l’imposition d’une religiosité normative contrôlée par l’État français. Cela signifie que l’Etat en vient à fixer la norme religieuse et que toute pratique spirituelle non régulée par le domaine public se voit soupçonnée et parfois criminalisée. Dès 1792, les vœux monastiques se trouvent interdits, les ordres catholiques sont abolis et les sœurs expulsées des abbayes.

L’essor du gallicanisme, doctrine revendiquant l‘indépendance quasi-totale du catholicisme français vis-à-vis de la papauté qui débute dès le XVème siècle, trouve ainsi un enracinement total au XIXème siècle. Il est important de comprendre que cette version française du catholicisme, contrôlée et standardisée par le gouvernement constitue aussi une des bases doctrinales de l’État français moderne. Les coutumes de l’Eglise codifiées par le Vatican, voient leur importance s’amoindrir par rapport aux règles disciplinaires imposées par l’Etat républicain. Comme Moullan l’explique, cette progressive « nationalisation » du catholicisme permet sa domestication et son contrôle par le pouvoir civil. 

Avant 1905, une difficile entente…

Sous le règne de Napoléon, la République se déclare apte à réformer les dogmes de l’Eglise. La mainmise s’accentue alors davantage. Les membres du clergé ont le devoir de prêter serment à la Constitution au risque de subir l’expulsion du pays. Les réfractaires se trouvent massacrés, emprisonnés ou exilés. Parallèlement à cette ingérence politique, une religion d’État en vient à être constituée sous l’expression de “culte de l’Etre Suprême” qui va alors de pair avec le culte temporel rendu à République. La création de cette nouvelle religion sans transcendance et utilitaire a pour objectif de cimenter une certaine cohésion sociale. L’objectif est alors d’utiliser le sentiment religieux comme élément fédérateur de la jeune nation. C’est dans ce même but que Napoléon signe un concordat avec le Pape à la date du 15 juillet 1801. Ce traité reconnaît le catholicisme comme la religion “de la majorité des Français” et il donne aussi à l’État le droit de nommer évêques et abbés.

La minorité juive connaît alors la même tentative de domestication de sa pratique. Ainsi, en juin 1806, Napoléon convoque l’Assemblée des Notables Juifs : des abrogations doctrinales de certaines coutumes juives sont proposées et débattues en même temps que l’adhésion des Juifs à l’unité nationale et à la République se trouve fortement questionnée et soupçonnée de duplicité. L’Affaire Dreyfus de 1894 en est évidemment un autre exemple phare… Ces nombreux événements ont nourri des scissions importantes dans la vie politique et citoyenne française qui se poursuivent jusqu’au début du XXème siècle…

Une loi pour concilier

En 1905, en plein cœur de cet affrontement violent entre anticléricaux agressifs et catholiques retranchés et menacés, la loi concernant la séparation des Eglises et de l’Etat se veut une trêve finale qui apaise le débat politique. Cette loi abroge le régime concordataire et permet de réguler et de codifier ce nouveau régime de séparation.

Loin d’être une victoire des partisans d’une destruction complète de l’Église parmi lesquels le député Emile Combes, il s’agit plutôt d’une loi de “conciliation”, de compromis qui est ici adoptée sous la houlette d’Aristide Briand. Ce dernier déclare la séparation complète entre les Églises et l’État comme réponse indispensable aux difficultés politiques qui divisent la France. Dès les premiers articles, la liberté de conscience, le libre exercice des cultes et la neutralité de l’Etat sont ainsi proclamés…

Perspectives et questionnements

Alors quels rapprochements, quelles leçons y aurait-il à tirer de cette histoire critique de la laïcité? En face des contextes changeants, d’une diversité religieuse accrue, d’économies et de cultures mondialisées, l’esprit de la loi de 1905 est censé être protégé des usages politiques qui pourraient déformer et dévoyer son principe de neutralité censé garantir à tous la liberté de culte.

La convocation en janvier 2021 de l’ensemble des responsables de culte à l’Assemblée Nationale sommés de rendre compte de la compatibilité de leur pratique religieuse avec la République questionne profondément les usages actuels d’un principe censé pacifier la vie citoyenne. La récente dissolution de l’ ”Observatoire de la Laïcité”, organe indépendant ayant pour objectif d’ “assister le gouvernement et mieux faire respecter le principe de laïcité dans les services publics” créé en 2007 et jugé coupable “de ne pas épouser la ligne de gouvernement” a constitué un événement tout aussi inquiétant1

Si la République ne reconnaît aucun culte, comment peut-elle répondre des trop nombreuses incursions permises dans le champ de la pratique religieuse (musulmane notamment), par un débat médiatique échauffé et délibérément islamophobe, comme l’ont montré les polémiques de cette rentrée scolaire 2023, et ainsi menacer à ce point la liberté de culte ? Il devient clair que cette laïcité autoritaire qui infantilise tout sentiment religieux ne contribue qu’à creuser les divisions.

L’Islam souhaité, imaginé et fantasmé par la République, cet “Islam de France” qui rejette les musulmans dès lors qu’ils tentent d’exprimer une normativité islamique finalement très banale (comme pourraient l’être le port du foulard ou la pratique de la prière) dans l’espace public comme ils en ont le droit2, trahit les principes élémentaires de la laïcité. Cette rupture dangereuse avec le légalisme, en plus de mener à une régression des libertés publiques, nourrit un rapport de mépris, de domination et de suspicion vis-à-vis des musulmans français. Plus que jamais, il importe donc de se former à la laïcité, de connaître sa véritable histoire, de connaître ses droits en tant que citoyens et au pouvoir politique de stopper cet engrenage de concepts galvaudés et de principes dévoyés. 

Les cinq titres pour comprendre :

  • Jean Baubérot,  Histoire de la laïcité en France. Presses Universitaires de France, «Que sais-je?», 2017 (et) La laïcité falsifiée La Découverte, 2014.
  • Talal Asad, La critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, Lyon, PUL, 2016.
  • Joan W. Scot, La Politique du voile, Traduit de l’anglais par Idith Fontaine et Joëlle Marelli, Éditions Amsterdam, 2017.
  • Charles Taylor, L’âge séculier, Paris, Seuil / Boréal, 2011.
  • Raphaël Liogier, Une laïcité « légitime ». La France et ses religions d’État, Médicis Entrelas, 2006.

  1. Fin annoncée de l’Observatoire de la laïcité, symbole d’une lutte entre deux visions de la laïcité (france24.com) ↩︎
  2. Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, Paris, La Découverte, coll. « Sur le vif », 2003. ↩︎

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