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Gauche et religion : alliances, oppositions et liens contemporains

Cet article résume la conférence sur le thème "Gauche et Religion(s)" qui s'est à Marseille avec François Burgat. Il tente d'expliquer comment et pourquoi les liens entre la gauche et la religion ont évolué au travers de plusieurs exemples issus de l'histoire européenne et internationale.

Le thème de cette Odyssée Culturelle avait pour titre “Gauche et Religion(s)” et a reçu pour intervenant François Burgat, politologue et spécialiste du monde musulman. Le but étant moins d’approcher le sujet au travers de théories de science politique mais de comprendre grâce à des exemples précis et situés historiquement, quels liens pouvaient unir ou au contraire tenir à distance la gauche comme force politique et la religion comme fait social. Quelles alliances historiques avaient été possibles entre les deux? Comment comprendre les débats et échauffourées du paysage politique français contemporain sur ces sujets? Comment la gauche française a traité du fait religieux d’abord catholique et majoritaire puis, au cours de son histoire coloniale plus récente, celui émanant de la religion minoritaire de l’ « Autre » musulman? Comment a finit par émerger en France, une islamophobie qui semble transcender les deux bords de l’échiquier politique ? Qu’en est-il des gauches dans le monde musulman, aire de référence et d’étude de M. Burgat, et de leur traitement de la religion, phénomène encore majoritaire dans leurs sociétés?

Une histoire française complexe

L’intervention de F. Burgat a débuté par une analyse du contexte de développement de la gauche en France. En s’appuyant sur le contexte français, la présentation a montré que la gauche française s’est souvent trouvée paralysée par la question de la religion au niveau de la politique internationale comme celle de l’intérieur. Ce rapport méfiant à la question religieuse s’est développé dans une trajectoire politique particulière marquée par deux faits historiques principaux : l’influence marquante du catholicisme inquisitorial dans la France médiévale et l’ampleur historique du fait colonial.

Dans l’histoire politique française, l’institution cléricale a en effet constitué un obstacle aux valeurs d’égalité et de liberté politique et l’Eglise, l’un des principaux instruments de l’absolutisme politique. Après la Révolution Française qui met fin pour un temps à l’Ancien Régime et qui acte la naissance de la gauche politique française, les forces dites progressistes se positionneront toujours en opposition contre toute immixtion du religieux dans le politique et en faveur d’une sécularisation générale de la société. Cette distanciation constitue un premier marqueur historique qui permet de comprendre comment ont évolué les liens entre la gauche et la religion.

Cette histoire conflictuelle entre les mouvements de gauche et le fait religieux a alimenté une vision déformante et généralisante de la religion, comme alliée innée de l’autocratie politique. Cette propension à superposer le cadre historique français sur d’autres régions du monde résiste cependant devant une diversité de rapports entre le religieux et le politique. La culture politique anglo-saxonne par exemple, n’a pas eu à se désolidariser de la religion pour entrer dans la modernité politique. Le développement du parlementarisme et de la Constitution se construit au gré de débats politiques de long terme et de consensus entre partis qui parviennent à offrir une certaine stabilité sociale au pays. Ces trajectoires historiques si diverses débouchent sur des constructions nationales variées et rappellent avec nuance, qu’aucune ne saurait détenir de façon absolue le « monopole de l’universel » 1.

Un héritage colonial qui perdure

L’entreprise coloniale qui a accompagné cette entrée dans l’ « âge des Lumières » constitue le second marqueur qui a complexifié les rapports entre gauche et religion. Si une minorité d’organisations révolutionnaires a pu s’opposer à l’impérialisme et au pillage de ressources généralisé par l’entreprise coloniale, cette entreprise constitue un projet tout à fait admis chez les députés et les groupes politiques de gauche officielle (c’est-à-dire ceux ayant leur place durant les institutions parlementaires du XVIII ème siècle). Conforme à leur idée positiviste de la modernité, les républicains, même les plus à gauche de l’Assemblée, entretiennent une vision magnifiée du projet colonial qui est perçu comme une étape nécessaire à l’avènement du Progrès universel et comme faisant partie de leur « mission civilisatrice ».

La religion qui apparaît alors comme principal obstacle se tenant sur le chemin du Progrès n’est alors plus le catholicisme mais l’Islam dont il devient urgent de libérer graduellement les peuples d’Orient du despotisme que cet « opium » leur impose… C’est dans la matrice de cette vision coloniale que se construisent des mécanismes politiques de gestion de l’Islam dans les colonies d’Afrique et d’Orient. C’est notamment le cas en Algérie qui devient alors le territoire où la violence coloniale trouve son archétype. Cette période voit en effet la formation de mécanismes politiques d’exclusion, de sélection et de fausses représentations encore actifs aujourd’hui dans le traitement de la minorité musulmane en France. Un exemple mis en lumière par l’intellectuel algérien Malek Bennabi consiste en la création de fausses élites prétendant parler au nom de la composante musulmane de la société. Ce type de personnalités médiatiques dans son rôle de « minorité promue » existe encore aujourd’hui et obscurcit le débat public en prétendant parler au nom des musulmans.

Cet héritage colonial est encore présent aujourd’hui malgré la fin des empires coloniaux et l’avènement d’une cinquième République censée accepter la différence et l’altérité religieuse. La banalisation du discours islamophobe de ces dernières décennies, conjuguée à l’adoption de politiques répressives, a par exemple mené à la dissolution de structures parfaitement légales et solidement enracinées dans la citoyenneté musulmane. C’est  le cas d’associations telles que le CCIE (ex. -CCIF) dissolu en 2021 sous couvert de questions sécuritaires et devant un silence révélateur d’une large partie de la gauche. Ce refus de prendre au sérieux les problématiques d’islamophobie continue d’alimenter les clivages et les incompréhensions entre un électorat musulman (malgré son vote majoritaire en faveur2) et le camp de la gauche…

Les gauches arabes après les indépendances, revirements et repositionnement

De l’autre côté de la Méditerranée, le paysage a parfois, contrairement aux idées-reçues pu offrir plus d’optimisme à propos de la question. La trajectoire des partis de gauche y est tout à fait différente. Il est essentiel de comprendre que les partis de gauche traditionnelle connaissent une popularité moindre dans les pays arabes. Si ces derniers ont participé aux soulèvements nationalistes et aux mouvements d’indépendance des anciennes colonies, leur assise s’est fragmentée avec la fin de la Guerre froide, la chute de l’URSS et la déliquescence des idéologies pan-arabes. Les régimes autoritaires qui se sont installés après l’ère des indépendances ont souvent criminalisé ou voulu tenir à l’écart toute opposition politique qu’elle soit d’ordre religieuse ou de gauche.

Dans certains pays arabes, c’est de façon inédite sur la base de cette mise à l’écart et de cette criminalisation communes que des dialogues et des alliances ont pu se former entre des acteurs de gauche et des organisations dites de l’ « islam politique » . Cette expression désigne ici les partis promouvant des idées de justice sociale en les reliant à des traditions et des valeurs religieuses. Ces partis et ces organisations usent de ce que Burgat nomme le “parler musulman”, c’est-à-dire un discours politique puisant dans la tradition endogène des acteurs politiques qui l’utilisent, et qui, dans ce cas, se réfère à la tradition islamique. Ces derniers, même s’ils constituent des acteurs politiques assez importants dans le monde arabe, demeurent largement incompris des gauches européennes. Bien qu’ils occupent une place souvent centrale dans le paysage politique de leur pays respectif, ils se voient complètement discrédités dans leur pratique politique à l’échelle internationale en raison de l’utilisation de catégories religieuses dans leur discours. Cela a été le cas en 2012 lorsque Mohammed Morsi est démocratiquement élu suite aux présidentielles égyptiennes, ainsi qu’en Tunisie post-révolutionnaire où le parti Ennahda a remporté les élections en 2019.

Entre dialogues et actions

Les partis de gauche traditionnelle, confrontés à la perte progressive de leur ancien soutien social et de l’échec des mouvements nationalistes arabes ont donc adopté une nouvelle approche. Certains ont noué des alliances intéressantes avec des structures d’obédiance plutôt religieuse. Une fascinante synergie intellectuelle a émergé entre deux mouvements en admettant et en reconnaissant que l’Islam constitue un élément important de la vie culturelle et sociale des sociétés dont ils font partie. Ce mouvement de rapprochement théorique et pratique entre la gauche et l’islam produit une alchimie particulièrement intéressante. Quelques exemples ont pu être observés au Yémen où en 2006, une alliance politique inédite entre socialistes et réformistes musulmans a vu le jour. La présentation de M. Burgat a également détaillé comment dès le début des années 90, était organisé au Soudan sous la houlette de l’intellectuel Hassan Tourabi un premier congrès visant au dialogue entre forces montantes de l’islam dit politique et celles des nationalistes soudanais et de la gauche. Ces mêmes rapprochements avaient contribué aux discussions ouvertes entre le Hezbollah au Liban et le mouvement de Michel ‘Aoun dès 2010 ou du Hamas avec l’OLP en Palestine après son élection en 2006. Cette tentative a aussi existé sous une forme plus constitutionnelle en Tunisie au moment de l’élection du parti d’Enahda qui a pu s’allier aux partis de gauche lors de certains débats parlementaires, faisant ainsi l’économie de leurs disparités en termes de ressources symboliques. Ces nombreux exemples montrent à quel point une autre ingénierie politique et théorique d’un grand intérêt se construit de l’autre côté de la Méditerranée et de façon bien plus poussée qu’en Europe…

Conclusion

Autant de questions et d’exemples historiques ont ainsi pu émaner d’un sujet théoriquement vaste et qui a donc nécessité de ne pas s’étendre en préambule, sur des définitions trop strictes. Ce qu’on entendait ici par “gauche” ne représente bien entendu pas le même bloc unanime et monolithique à travers le monde et les époques. Selon les pays, les sociétés, les partis et les gouvernances, il est clair qu’il a pu exister et qu’il existe encore une grande diversité de partis qui se reconnaissent dans ce spectre idéologique caractérisé généralement par des valeurs d’égalité, de justice sociale et de libertés politiques. Cet horizon définitionnel large a justement permis de tracer des parallèles et des comparatifs intéressants notamment avec les mouvements de gauche dans le reste du monde et plus particulièrement ceux du monde musulman, aire de référence et d’étude de M. Burgat.

Plusieurs décennies d’observations minutieuses des paysages politiques européen et arabe par M. Burgat ont mis en lumière les évolutions particulières des mouvements de gauche et l’adoption d’approches différentes vis-à-vis du religieux, dépendant en grande partie de leurs propres contextes socio-culturels. Des deux côtés de la rive méditerranéenne, les stratégies, les rapports et les histoires entre la gauche et la religion sont divers et variés. En France, force est de constater que tout dialogue entre les deux notamment par la reconnaissance de l’islamophobie, semble très vite empêché par l’étiquette disqualifiante d’ « islamo-gauchisme ». Ce barrage médiatique et politique si étanche continue d’exclure d’office du giron de la « politique respectable » tout acteur qui oserait user du terme d’islamophobie et de maintenir dans l’angle-mort une question pourtant essentielle quant au futur de la citoyenneté musulmane en France…

Quatre titres pour comprendre : 

  • Francois Burgat, Comprendre l’Islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016, Paris, La Découverte, 2016.
  • Pierre Tevanian, La haine de la religion : comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, La Découverte, 2013.
  • Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, et Sandrine Lemaire. La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial. La Découverte, 2005
  • Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, La Religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition. Armand Colin, 2021

  1. Le concept provient du sociologue Pierre Bourdieu, in Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, P. Bourdieu. Le Seuil et Raisons d’agir, Paris (2012).  ↩︎
  2. https://www.lesechos.fr/2012/07/les-musulmans-votent-tres-massivement-a-gauche-360440 ↩︎

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