Du succès universitaire au réveil politique :
Edward Saïd naît en 1935 à Jérusalem. Issu d’une famille bourgeoise, il grandit au Caire et accède à une éducation cosmopolite et occidentale qui l’amène à obtenir son doctorat en littérature comparée à l’université de Princeton. Il mène jusqu’en 1967 une vie d’universitaire chevronné. C’est la défaite des armées arabes durant la guerre dite des Six Jours et la perte d’une grande partie de Jérusalem-Est à cette date qui le tire de ce sommeil pré-politique. Il décrit cette période de défaite cuisante comme celle d’un électrochoc qui le ramène à ses souvenirs de la maison familiale à Jérusalem détruite depuis, à son enfance cairote et qui le pousse à réaffirmer avec force son identité palestinienne. Il a alors 43 ans et est professeur à l’université Columbia de New-York. Cette re-politisation rapide le fait adhérer à l’OLP et il entre au même moment au Conseil national palestinien. C’est à partir de cette date qu’il commence la rédaction de “L’Orientalisme”. C’est l’aboutissement d’un long travail de recherche et d’analyse qui opère une déconstruction de la représentation hégémonique de l’Orient construite par l’Occident. La publication de ce livre est une manière pour Saïd de mettre en lien son engagement politique et ses études littéraires.
Saïd se définit alors comme un intellectuel public. Pour Saïd, l’intellectuel est défini “cette conscience sceptique », en déplacement constant ou en marge. Il décrit sa condition d’intellectuel palestinien, exilé dans le monde académique américain dans un essai intitulé « Representations of the Intellectual”, publié deux années après « L’Orientalisme ». Pour Saïd, le rôle de l’intellectuel est “dire la vérité au pouvoir ». Ce principe central à l’ethos de Saïd, se reflète dans l’ensemble de ses écrits où il explique que cette situation de marge est essentielle à la critique intellectuelle et qu’elle permet un regard plus lucide et aiguisé sur le monde. Saïd publie ensuite au cours de sa vie de nombreux autres textes, notamment “La Question de Palestine” (1979), une étude de la colonisation en cours et “L’Islam des médias” (1981) à propos de la couverture médiatique de l’Islam et l’émergence des experts contemporains soutiens aux politiques impérialistes.
La critique de l’orientalisme :
L’œuvre de Saïd “L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident” devient rapidement la pierre angulaire des études postcoloniales. Son étude a durablement modifié le regard porté sur les productions culturelles occidentales sur l’Orient en rendant visible leur impensé colonial.
L’orientalisme désigne d’abord un mouvement littéraire et artistique d’intérêt pour l’Orient né en Europe à la fin du XIXème siècle. Il s’agit d’un concept qui est repris de façon critique par Edward Saïd pour décrire le système de représentation de l’Orient par l’Occident. Saïd soutient que l’orientalisme, cette préoccupation occidentale prétendument scientifique sur le monde oriental, est inextricablement lié à l’impérialisme des sociétés qui l’ont produit, ce qui rend ces productions culturelles ou érudites (peintures, littérature, histoire) intrinsèquement politiques. L’étude de Saïd montre comment ces productions deviennent effectivement un puissant instrument de domination. Il prend en exemple les écrits du scientifique Ernest Renan sur les caractéristiques de la « race sémite », faible et indolente, en face de celles de la race indo-européenne, puissante et rationelle, qui furent ensuite employés par l’administration coloniale pour justifier leur entreprise de domination. Ces productions contribuent alors à créer une géographie imaginaire opposant un Orient primitif et balbutiant à côté d’un Occident surpuissant et énergique, pourvoyant d’une assise scientifique solide, l’entreprise impériale. Les travaux de Saïd montrent comment cet ensemble de discours orientalistes, qu’ils soient littéraires ou scientifiques, ont fait système et qu’ils ont donc fait partie du processus de domination.
Comme l’explique Saïd, cette entreprise de domination culturelle puis politique, en plus d’un impressionnant corpus de textes savants, s’est aussi appuyée sur d’innombrables “experts” en la matière. Il existe alors un corps professoral bien ancré et en lien étroit avec les puissantes institutions socio-économiques et politiques qui fournit aux administrateurs coloniaux ce « savoir » sur l’Orient. C’est le cas par exemple de l’École nationale des langues orientales vivantes, ancienne INALCO, créée en 1795 et qui formait les administrateurs coloniaux d’Afrique du nord et du Levant.
Les exemples utilisés dans l’étude de Saïd incluent aussi des analyses critiques de la littérature française, de Chateaubriand à Flaubert, dans leurs représentations d’un Orient vide, propice à l’exaltation du moi romantique pour le premier et exacerbé de sensualité pour l’autre. Ce type de textes dénote alors souvent une exagération de la différence avec l’Oriental langoureux, teintée de présomption d’une supériorité occidentale. Ces représentations culturelles décrivent l’ “Orient » monolithique, primitif, irrationnel, fanatique et essentiellement inférieur à l’informateur occidental. L’étude de Saïd montre comment cette « connaissance occidentale du monde oriental” dépeignant l’Orient comme un “Autre” irrationnel, psychologiquement faible et féminisé et négativement contrasté avec l’Occident rationnel, a servi directement l’entreprise coloniale.
Le sous-titre de l’oeuvre “L’Orient créé par l’Occident” qui tenait d’avance à désamorcer les critiques d’une essentialisation des identités orientale et occidentale; montre bien qu’en « créant l’Orient », l’Occident se crée en fait lui-même, qu’il s’élève et se distingue par contraste et par démarcation dans une fiction de surplomb et d’autorité.
“L’Islam dans les médias” et l’orientalisme actuel :
En 1981, Saïd publie “Covering Islam” qui ne fut traduit en français qu’en 2011 sous le titre “L’Islam dans les médias”. Cette étude examine les origines et les répercussions d’une certaine représentation de l’Islam véhiculée par les médias assimilant cette religion “au terrorisme et à l’hystérie”. En investiguant ces perceptions, Saïd montre comment ces visions nourries d’ethnocentrisme, de distorsions historiques et d’un maniement frauduleux de l’étymologie permettent à ces nouveaux experts « d’élaborer de grandes théories culturelles sur une multitude de peuples”, sans considération pour les circonstances concrètes. L’étude de Saïd met en lumière la formation d’un “marché de l’expertise attractif et rentable des travaux sur le Moyen-Orient” et observe une forme de collusion entre “des recherches universitaires à la fois dociles et baclées » et « des intérêts politiques pour le moins troubles”, et montre qu’il s’agit d’un héritage direct de l’orientalisme du XIX ème siècle.
L’orientalisme contemporain a cependant innové en employant désormais des « informateurs indigènes » qui leur permettent d’accentuer la légitimité de leurs analyses et la véracité de leurs propositions. L’ouvrage « Brown skins, White Masks” de Hamid Dabashi, ancien collègue et ami de Saïd à l’université de Columbia, étudie ce phénomène nouveau dans les sociétés occidentales : l’émergence de ce que l’auteur appelle « l’intellectuel comprador”, une personnalité médiatique “indigène” ou provenant de régions du Tiers Monde mise en avant par les pouvoirs occidentaux afin de légitimer l’entreprise de domination culturelle. Dans le contexte étatsunien qui est le sien, Dabashi se penche principalement sur les intellectuels irakiens ou d’origine irakienne qui ont travaillé à justifier la nécessité de l’invasion américaine de l’Irak en 2002 par exemple. Ce phénomène global est aussi visible en France dans les succès littéraires de certains auteurs ou personnalités journalistiques recyclant ces méthodologies orientalistes d’analyses, exposées et dénoncées par Saïd.
Conclusion :
L’étude de Saïd est demeurée pendant longtemps marginalisée en France. Malgré cela, elle a marqué durablement non seulement son champ académique mais également les luttes décoloniales. Exposant la colonisation comme un processus global, culturel et idéologique, qui dépasse la simple exploitation économique, l’analyse de Saïd a servi d’arme d’émancipation et de lutte contre le monopole de l’universel par les sciences occidentales. La présentation de S. Dayan-Hezrbrun nous a permis de prendre conscience de l’importance de cette référence pour continuer avec dignité notre combat pour l’équité et la justice.
Quatre titres pour comprendre :
Yves Clavaron, Edward Saïd, L’Intifada de la culture, éditions Kimé, 2013.
Edward Saïd, L’Islam dans les médias. Comment les médias et les experts façonnent notre regard sur le reste du monde, Sindbad, traduction de Charlotte Woillez, 2011.
Dominique Eddé, Edward Saïd. Le roman de sa pensée, La Fabrique, 2017.
Sophie Bessis, L’Occident et les Autres : histoire d’une suprématie, Paris, La Découverte, 2003.